Je ne vais pas mentir : quand on m’a proposé une visite au musée Michelin à la faveur d’un voyage à Clermont-Ferrand, mon envie sur une échelle de 1 à 10 se situait autour de 2 (« le musée du pneu ? Sympaaaaa »). Et pourtant, cette visite m’a retournée comme une crêpe, et pas seulement parce que j’ai pu faire le lien entre les pneus éponymes, et le fameux guide aux étoiles. J’ai découvert un véritable monument, sacrément inspirant et assez loin des calendriers Pirelli salaces que j’associais à cet univers très loin du mien.
« L’Aventure Michelin », qui avait surtout vocation à nous offrir deux heures de répit climatisé entre deux visites de volcans caniculaires, porte finalement bien son nom. Si Steve Jobs a imposé son fameux « Think different » avec Apple, la devise (pardon pour l’anachronisme et l’anglicisme) des frères Michelin aurait pu être « Think beyond » (au-delà, plus loin, pour les non fluents). Ils ont pensé au-delà des époques, des frontières, des lieux communs, et créé bien plus qu’un empire : un monument.
Qui ne connaît pas le fameux bibendum Michelin Blanc ? Ce nom, qu’on croit (en tout cas moi) commun, est né d’une conversation de banquet, où le vin a inspiré les frangins qui ont baptisé leur emblème à partir de l’adage « Nunc est bibendum », ce qui veut dire…c’est maintenant qu’il faut boire. Pas très loi Evin, cette histoire.
Derrière cette image rigolarde se cache un empire qui a révolutionné la mobilité. Première découverte, la saga Michelin commence en 1891, avec le vélo ! Lorsqu’un certain Charles Terront remporte le Paris-Brest avec 8 heures (!!) d’avance sur ses concurrents, grâce aux pneus amovibles Michelin quand les autres coureurs devaient recoudre les leurs. Ce sont aussi des génies de la communication avec des slogans publicitaires comme « Le pneu Michelin boit l’obstacle », expression qui rentrera dans la pop culture de l’époque et sera reprise par Clémenceau lorsqu’il parviendra à créer un ministère. (La IIIe République n’avait rien à envier à la période actuelle).
En 1896, les frères Michelin commencent à équiper les fiacres de pneus, mais flairent déjà que l’automobile sans chevaux va bientôt les remplacer complètement alors qu’il n’en roule encore que 200 dans toute la France. Pari gagnant.
Mais le plus surprenant – me concernant – n’est pas la capacité exceptionnelle à avoir un coup d’avance sur son temps, c’est la capacité à penser de façon globale et imaginer comment conquérir le cœur de ses consommateurs (le musée en est d’ailleurs un bel exemple). En 1900, les frères touche à tout créent le Guide Michelin qui allait poser les bases d’un tout nouvel art de voyager. Pokémon Go avant l’heure, le guide rouge encourage les automobilistes à prendre la route pour découvrir des étoiles, à défaut de les attraper. André Michelin, dont la préscience était décidément étonnante écrit dans l’édito de ce premier numéro : « Cet ouvrage naît avec le siècle, il durera autant que lui ».
En 1912, face à l’absence de signalisation routière, Michelin lance une pétition pour le numérotage des routes, récoltant 200 000 signatures. Six mois plus tard, la décision ministérielle est prise. l’entreprise installe 70 000 bornes le long des routes. Ces panneaux coexistaient avec les panneaux « Merci » qui remerciaient les automobilistes de respecter les limites de vitesse, premières campagnes de sensibilisation alors que la voiture se démocratisait.
Ma lecture du fameux « Dis moi où tu as mal, et je te dirai pourquoi » de Michel Odoul, best seller qui décrypte les maux et leur cause symbolique au prisme de la médecine chinoise, m’a appris que l’entreprise relève du principe masculin « Yang », caractérisé par le pouvoir, l’expansion, la lumière… C’est évidemment le cas, Michelin est d’ailleurs connue pour son « paternalisme ». Et pourtant, sa capacité d’innovation sociale est frappante, et à la mesure de l’innovation industrielle. On ressent une vraie réceptivité (principe « Yin ») dans le soin et l’écoute portés aux employés. En témoigne la création de l’ASM – association sportive Michelin – en 1920 pour permettre aux employés de pratiquer du sport, et celle de la piscine chauffée en 1930 accessible à tous les Clermontois. A l’entrée du bassin, l’indéboulonnable bibendum trône sous forme de fontaine, (il accueille aujourd’hui les visiteurs du musée), souvenir de ce bassin de 30 mètres qui a vu défiler les aspirants nageurs de la ville. Michelin a aussi mis en place un hôpital pendant la guerre, puis des crèches… Des lieux de soin, mais aussi des lieux d’écoute avec la mise en place furieusement avant gardiste de « boîtes à idées de progrès » pour les employés.
En sortant du musée, j’ai eu la sensation d’avoir approché une légende. Pour les frères Michelin, le travail était un moyen d’épouser le changement du monde (il y a quelque chose du roseau pensant de Pascal, qui a écrit ses Pensées aux XVIIè siècle sur ces mêmes terres volcaniques décidément fertiles en grands hommes). La preuve : pendant la 2nde Guerre Mondiale, alors qu’un embargo sur le caoutchouc aurait pu mettre les usines à l’arrêt, ils se mettent à fabriquer des produits pour les Clermontois (remorques, sandales, landaus, imperméables, poêles…) et après avoir été bombardée en 1944, l’usine a été reconstruite en 2 ans avec un outillage plus moderne. Illustration magistrale de la crise féconde.
La visite s’achève malgré tout sur un sentiment mitigé : cette traversée du musée a un goût de nostalgie, d’une époque révolue de progrès porteur de solutions, de découvertes pleines de promesses, et m’a fait entrapercevoir un côté réac qui pointe son nez à l’aube de la quarantaine. « Aujourd’hui, l’engagement de Michelin se poursuit en faveur de l’e-sport » et des courses automobiles sur écran (nous y voilà, Steve Jobs n’était finalement pas si loin). Déception malgré moi de cette modernité qui semble décidément toujours s’échouer sur un écran quand autrefois, l’innovation ouvrait les horizons. Cela dit, j’ai retenu la leçon des frères Michelin : loin de la devise des stoïques « changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde », leur histoire est une invitation à mettre ses idées en mouvement pour leur donner corps !
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. Il ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser ; une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui, l’univers n’en sait rien. » Blaise Pascal, Les Pensées.
Juste l envie d aller voir ce musée,
Superbe compte rendu .