Début 2020, Frédéric Beigbeder a publié un livre dont la couverture – sans titre – disait tout de l’époque : un émoji qui pleure de rire. Je n’ai pas su quoi en penser (comme souvent à propos de cet auteur) entre intelligence fulgurante qui s’observe – assez satisfaite de ce qu’elle trouve – et regard acide sur une époque dont la dérision est devenue un mode de vie.
Et pourtant. La légèreté semble paradoxalement avoir déserté notre époque. Il y a peu, je discutais avec des sexagénaires parisiennes qui vantaient les mérites de notre génération qui, à peine « en ménage » n’aspirait qu’à devenir propriétaire, quand la leur n’aspirait qu’à vivre d’amour et d’eau fraîche, et à rire, justement.
Mignon, et tellement « boomer » d’imaginer qu’on thésaurise par passion. Si la jeunesse des années 80 a connu le choc du SIDA, et la peur d’aimer : notre génération (trentenaire en phase de devenir quadra) connaît la peur de…tout.
Et comme la peur n’évite pas le danger, et bien c’est la double peine. Ma passion pour les fleurs de Bach m’enseigne que la peur d’un danger connu correspond au mimulus jaune, et la peur diffuse appelle plutôt le tremble (aspen). Si la peur est omniprésente, et légitime, plus le temps passe, et plus j’ai d’affection et de reconnaissance pour les « aigremoines », ces clowns tristes qui tentent d’alléger l’angoisse des autres en transformant la leur.
Bienheureux soient les fêlés, car ils laissent passer la lumière.
Michel Audiard
Aigremoine ? En florithérapie, il s’agit du clown triste, qui se cache derrière un masque pour pleurer. Que nous dit le Dr Bach de ce type agrimony ?
« Êtes-vous de ceux qui souffrent des tourments ; dont l’âme est agitée, qui ne trouvent pas la paix, et qui font cependant courageusement face au monde cachant leurs souffrances à leurs semblables : qui rient, sourient et plaisantent, et aident ceux qui les entourent à garder un cœur joyeux alors qu’eux-mêmes souffrent ? Cherchez-vous à adoucir vos douleurs en prenant du vin ou de la drogue pour faire face à vos épreuves : sentez vous que vous avez besoin de stimulants dans la vie pour continuer à avancer ? »
Cette définition vous évoque forcément une amie, un oncle, un prof. Ces êtres dont on sent au fond que leur rire n’est jamais loin des larmes, mais dont on bénit la présence qui transforme n’importe quelle assemblée en fête.
A la mort de Matthew Perry, comme le monde entier, j’ai eu la sensation de perdre un ami. J’ai eu envie de lire cette autobiographie dont la sortie l’année précédente avait fait exploser les serveurs d’Amazon à cause du nombre de connexions simultanées. Ce grand dadais hilarant qu’on a toutes envié à Monica dans Friends y raconte son histoire qui est un écho absolument parfait à la description du Dr Bach :
« Je n’ai aucun problème à parler devant vingt mille personnes, mais laissez-moi sur un canapé devant la télé pour la soirée et je panique. C’est de mon propre esprit que j’ai peur, j’ai peur de mes pensées, peur que mon cerveau ne me pousse à consommer des drogues, comme il l’a fait tant de fois auparavant. […] Il y a toujours en moi ce sentiment rampant de solitude, cette faim insatiable, l’idée que quelque chose en dehors de moi me réparera. Pourtant j’ai eu tout ce que le dehors avait à offrir ! ».
Le type qui écrit ces lignes est le même que celui qui a fait rire le monde entier pendant 10 ans, dans la série et en interview. Hilarant. Il a adouci les tourments de mon adolescence, et sans doute de tant d’entre nous dans sa tentative vaine d’apaiser sa tempête intérieure.
J’adore la formule de Christian Bobin, dans la Folle allure, quand il dit que le rire, ce sont les larmes qui se consolent toutes seules, mais je ne suis finalement pas tout à fait d’accord. Je pense plutôt que ce sont les larmes qui se maquillent pour être consolées par d’autres.
Le geste de l’aigremoine retranscrit cela assez bien : elle se dirige vers vous, comme pour vous toucher. On la trouve au bord des chemins, là où il y a du passage et où elle va trouver de la compagnie.
Elle a besoin de lien, et pourtant pousse de façon solitaire. Seule, avec les autres : une image qui retranscrit bien ces personnages formidablement attachants, qui nous échappent toujours un peu.
A l’aube de l’année 2024, qui va amener son cortège de vœux polis « je vous souhaite tout le meilleur », dans un contexte pour le moins angoissant (faut-il rappeler ici l’actualité géopolitique, climatique, et…tout le reste ?), je peux le dire : les aigremoines sont mes héros.
Arriver à transcender ce qui vous ronge pour en faire cadeau au monde, et alléger un peu la souffrance des autres : quelle élégance ! Anne Sylvestre leur dédie une ode avec « Les gens qui doutent » : « Ceux qui, avec leurs chaînes pour pas que ça nous gêne font un bruit de grelot ». Je leur souhaite évidemment d’aller mieux, mais je crois que grâce à leurs blessures ouvertes, le monde guérit un peu.
Robin Williams, à qui je dois mes plus beaux éclats de rire d’enfant dans Madame Doubtfire et ma passion pour la poésie avec le Cercle des poètes disparus a écrit un jour « à la naissance, on nous donne une étincelle de folie, on est rien si on la perd ». Il est parti avant.
Il ne sert à rien de lutter contre l’ombre, il suffit d’apporter la lumière pour le Dr Bach. Merci à tous les aigremoines qui l’apportent aux autres avec tant de grâce. Si le rire est le propre de l’homme, c’est aussi je crois notre seul antidote au « sentiment tragique de la vie » dont parle Miguel de Unamuno.